Notes de lecture rédigées par Jean Laliberté, mars 2022. Why We are Polarized, Simon & Shuster, 2020. Ezra Klein est un journaliste américain qui a créé le site Vox et qui anime le balado Ezra Klein Show.
Les membres des partis républicain et démocrate américains ont tendance à penser que leurs opposants sont des ennemis plutôt que des adversaires et que l’autre parti représente une véritable menace pour le pays.
L’auteur s’est interrogé sur la raison d’un tel antagonisme et il propose comme explication qu’il s’agit d’une question d’identité politique. L’identité est la façon dont une personne se définit, l’image qu’elle projette d’elle-même et les groupes formels et informels dont elle fait partie.
Une personne possède de multiples identités. Par exemple, géographique (pays, province ou état, ville), raciale (blanc, noir, hispanique, asiatique…), ethnique (anglais, italien, polonais, français…), religieuse (chrétien, musulman, juif…). Le genre, l’âge et l’orientation sexuelle sont d’autres caractéristiques qui servent à définir une identité. Certaines identités sont plus fortes que d’autres. L’indice du degré d’importance est la vigueur de la réaction quand l’identité est attaquée. L’identité suscite un attachement envers le groupe qui partage cette identité et plus l’engagement envers un groupe est important, plus les gens veulent que leur groupe domine.
En ce qui concerne particulièrement l’identité politique, un aspect majeur est le positionnement dans le continuum conservateur-progressiste (ou « libéral » selon l’appellation américaine). Les conservateurs veulent restreindre le rôle de l’État, prônent l’individualisme, ont confiance dans les mécanismes du marché, soutiennent la rigueur budgétaire ainsi que l’isolationnisme en politique internationale, sont contre l’immigration et défendent les valeurs traditionnelles, par exemple en ce qui concerne l’avortement. Les progressistes mettent l’accent sur la justice sociale, de même que sur les investissements collectifs et les services publics.
La répartition entre conservateurs, progressistes et modérés s’est modifiée aux États-Unis au cours des dernières années, comme l’indique le tableau suivant :
Répartition entre conservateurs, progressistes et modérés aux États-Unis,
1994 et 2019
Années |
Conservateurs % |
Progressistes % |
Modérés % |
1994 |
38 |
17 |
45 |
2019 |
35 |
26 |
39 |
Alors que 75 % des républicains se disent conservateurs, les démocrates se répartissent à peu près également entre progressistes et modérés.
L’identité politique est parmi les plus fortes du fait que les identités ont tendance à se superposer et se renforcer les unes les autres. Ainsi, les chrétiens évangéliques qui sont foncièrement conservateurs ont une forte adhésion au Parti républicain. Il en va de même pour les défenseurs des armes à feu. Par contre, les noirs et autres communautés culturelles ont tendance à appuyer le Parti démocrate. Les défenseurs de l’environnement et de la lutte aux changements climatiques se retrouvent aussi dans les rangs de ce parti.
Quand les identités politiques sont fortement ancrées, aucun événement, aucune information, aucun candidat et aucune promesse ne peut amener les gens à changer leurs préférences électorales. Un exemple patent est le niveau de popularité de Donald Trump avant la pandémie à l’été 2019 et un an plus tard avant les élections de 2020 : malgré une gestion calamiteuse de la crise causée par la COVID, le taux de chômage passé de 3,7 % à 10,2 % et le mouvement Black Lives Matter, le taux de popularité du président n’avait pratiquement pas bougé : 41,3 % d’appui et 54,2 % de désapprobation avant, et 42,2 % ainsi que 54,3 % après.
Pour mieux s’identifier à leur parti, les individus sont prêts à modifier leurs points de vue et à adopter des positions extrêmes comme, par exemple, l’idée que l’élection présidentielle de 2020 a été volée. Ils acceptent même des contradictions flagrantes entre leurs valeurs et les positions de leur parti : les républicains se disent partisans de la loi et l’ordre, mais justifient l’assaut du 6 janvier 2021 contre le Capitole. Dans un tel contexte, toute discussion est stérile. L’antagonisme entre les deux partis a donné naissance aux « faits alternatifs ». Chacun choisit les « faits » auquel il ou elle veut croire. Ce n’est pas la réalité qui l’emporte, mais la volonté d’étayer son point de vue et de démontrer l’attachement envers son parti.
La proportion des électeurs qui s’identifient comme démocrate ou républicain a varié selon les époques. En 1964, 80 % des Américains optaient pour un parti ou l’autre. En 2012, ils n’étaient plus que 63 %, ce qui signifie que 37 % se disaient « indépendants ». Parmi ceux qui affichent leur préférence, les deux partis ont présentement à peu près le même nombre d’adeptes.
L'information la plus étonnante, cependant, est que les indépendants votent à peu près toujours pour le même parti. Ceux qui sont susceptibles de changer d’avis (appelés swing voters) ne représentent que 7 % des indépendants.
La raison pour laquelle des électeurs qui votent toujours pour le même parti s’identifient comme indépendants plutôt que comme républicains ou démocrates est que ces électeurs n’aiment ni l’un ni l’autre des partis, mais votent contre celui qu’ils détestent le plus, phénomène appelé negative partisanship.
Étant donné que la grande majorité des états et des districts électoraux sont soit bleus (démocrates), soit rouges (républicains), le vote individuel d’un électeur n’a pas beaucoup d’impact, sauf si le swing voter se trouve dans un état ou un district susceptible de changer d’allégeance. Ce constat qu’un vote individuel ne compte pas beaucoup est un des facteurs qui explique la faible participation électorale aux États-Unis.
Il est aussi important pour les partis d’offrir aux électeurs des raisons de voter pour eux que d’orchestrer une propagande pour promouvoir le negative partisanship. Le meilleur moyen d’accomplir ces deux objectifs n’est pas de proposer de nouvelles politiques ou d’offrir de nouveaux programmes, mais de parler d’enjeux clivants, de jouer sur les émotions, d’attiser la colère ou la haine. C’est ainsi qu’un sujet aussi intello que la critical race theory est devenu une arme pour le Parti républicain. Celui-ci a reproché aux démocrates de promouvoir l’enseignement de cette théorie dans les écoles, alors qu’il s’agit un sujet discuté uniquement au niveau universitaire. Mais le fait de parler de « privilège blanc » et de discrimination raciale rappelle aux Américains que les blancs sont en voie de devenir une minorité au pays, ce qui fait que les slogans comme « on veut ravoir notre pays » et Make America Great Again ont permis aux républicains de gagner ou de regagner le vote d’une bonne partie de la classe ouvrière de race blanche.
L’identité blanche, étant donné l’historique d’esclavage et de discrimination raciale, est l’une des identités les plus ancrées et les plus fortes. L’appel à cette identité permet aux républicains de s’assurer, entre autres, le vote des blancs les moins bien nantis, tout en défendant des politiques comme l’anti-syndicalisme, la réduction des impôts des plus riches et le maintien du salaire minimum à des niveaux ridiculement bas.
La place prépondérante prise par l’identité politique est due en bonne partie aux médias. Les gens ont accès à un très grand nombre de sources d’information : nombreuses chaînes d’information télévisées, dont les nouvelles en continu, les journaux, les revues et autres publications accessibles par Internet et, surtout, les réseaux sociaux. Mais la très grande majorité des gens sont esclaves de ce qui est convenu d’appeler « le biais de l’information » : ils choisissent les médias qui pensent comme eux et recherchent des informations qui renforcent leurs points de vue. Lorsqu’ils tombent sur des renseignements qui contredisent leurs idées, ils ont tendance à les considérer comme faux et à les ignorer. Les médias sociaux, en particulier, permettent de créer et de consolider des groupes qui renforcent les identités et les solidarités.
Les partis politiques utilisent les médias en général et les médias sociaux en particulier pour appuyer leurs stratégies électorales. Deux stratégies sont au cœur de leur action : la persuasion et la mobilisation.
La persuasion consiste à convaincre les swing voters de les appuyer. Mais dans un contexte d’antagonisme exacerbé, les indécis sont de plus en plus rares, ce qui fait que les partis préfèrent consacrer la plus grande partie de leurs ressources à la mobilisation. Il s’agit surtout de convaincre leurs partisans d’aller voter, dans un contexte où la participation électorale est souvent inférieure à 50 %. Un autre objectif est de les amener à contribuer aux caisses électorales, ne serait-ce qu’en donnant de petits montants chaque mois. En politique, l’argent est le nerf de la guerre.
La mobilisation des partisans revêt une importance particulière lors des élections primaires qui permettent de choisir les candidats qui seront sur les rangs aux élections présidentielle, sénatoriales et à la Chambre des représentants. Comme très peu de gens se déplacent pour aller voter à ces élections, ce sont les plus chauds partisans, ceux qui ont tendance à adopter les positions les plus extrêmes, qui participent. C’est ainsi que les candidats les plus à droite et les plus à gauche sont souvent choisis pour représenter leur parti.
Il ne s’agit pas là, d’ailleurs, du seul dysfonctionnement du système politique américain. L’auteur affirme péremptoirement que « America isn’t a democracy ». Toutes les branches du gouvernement ont leurs carences.
Le président est choisi par un Collège électoral qui contredit parfois la volonté populaire. C’est ainsi que Hillary Clinton a perdu l’élection de 2016, même si elle a obtenu près de trois millions de votes de plus que Donald Trump. D’ailleurs, Joe Biden l’a emporté de justesse en 2020 tout en récoltant sept millions de votes de plus que son adversaire.
La composition du Sénat est parfaitement antidémocratique étant donné que chaque État, petit comme grand, élit deux sénateurs. C’est ainsi que le Wyoming avec moins de 600 000 habitants, a le même nombre de sénateurs que la Californie avec 40 millions. De plus, une pratique d’obstruction appelée filibuster impose une super majorité de 60 % des sénateurs pour l’adoption des lois.
Pour ce qui est de la Chambre des représentants, comme ce sont les législatures des États qui sont responsables du découpage des districts électoraux, les républicains qui détiennent une majorité dans près de deux tiers des états profitent de leur prédominance pour appliquer le gerrymandering. Cette technique consiste à concentrer les électeurs opposés dans le plus petit nombre possible de circonscriptions, permettant ainsi de s’emparer de toutes les autres. Pour les élections de 2012, dans les sept états où les républicains ont appliqué le charcutage le plus agressif, leur parti a remporté 68 % des districts avec seulement 50 % des votes.
Les républicains ont adopté une stratégie électorale qui consiste à miser sur leurs partisans traditionnels plutôt que de travailler à élargir leur base, ce qui les obligerait à rechercher le vote des noirs et des hispaniques. Pour compenser le fait que leur électorat est déficitaire, ils se servent de leurs majorités dans les États qu’ils contrôlent pour voter des lois qui prescrivent toutes sortes d’artifices rendant le vote plus difficile pour les non-blancs, tout en prétendant défendre l’intégrité électorale et la démocratie.
Il s’agit là d’un autre exemple du fait que l’essor de l’identité politique avalise toutes les contorsions morales.